Ford, le caoutchouc et la bioéconomie

Bom dia! Je suis Hugo et j'ai créé cette newsletter pour vous emmener comprendre l’Amazonie avec les gens qui y vivent. Dans cette édition, je vous parle de fordisme, de caoutchouc, de pêche au sirop et de bioéconomie.

Station Amazonie
7 min ⋅ 26/03/2025

Aujourd’hui on aborde un concept très à la mode en Amazonie : la bioéconomie. Je suis allé rencontrer Augusto, un fin connaisseur de l’écosystème amazonien, pour tenter de comprendre comment une entreprise pouvait avoir de l’impact en Amazonie.

Contexte :

  • La bioéconomie désigne la promotion d’activités économiques basées sur des ressources naturelles (ici souvent issues de la forêt), dans le respect des limites de la biosphère et qui rémunèrent justement les populations locales.

  • Le gouvernement veut profiter de la COP pour faire de Belém la capitale de la bioéconomie.

  • Ford l’a appris à ses dépend : le top-down ça ne marche pas en Amazonie.

  • Le contexte amazonien appelle à une gouvernance adaptée aux conditions et aux cultures locales.

À la fin du reportage, ne loupez pas le climat de la COP et la recô amazônique (aujourd’hui un film brésilien qui se passe en sur l’île du Marajo, en salle aujourd’hui).

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Ford, le plus grand entrepreneur de son époque, a échoué à entreprendre en Amazonie. Il nous a laissé une leçon : les solutions doivent venir de l’intérieur

José Augusto Lacerda Fernandes est docteur en développement durable et professeur à l’Université fédérale du Para. Depuis 10 ans, il s’intéresse à l’entrepreneuriat.

Un nouveau modèle a émergé avec la prise de conscience de l’urgence environnementale : la bioéconomie. On peut la définir comme la promotion d’activités économiques qui valorisent les ressources naturelles, prennent en compte les limites planétaires et rémunèrent justement les populations locales. 

Augusto (cinquième depuis la droite) lors du visite à des producteurs de cacau à Mocajuba, au bord du fleuve Tocantins (c) archive personnelle José Augusto Lacerda FernandesAugusto (cinquième depuis la droite) lors du visite à des producteurs de cacau à Mocajuba, au bord du fleuve Tocantins (c) archive personnelle José Augusto Lacerda Fernandes

Depuis que Belém a été choisie pour accueillir la COP en 2025, ce mot est sur toutes les lèvres et les autorités entendent en profiter pour faire de la ville la capitale de la bioéconomie. Déjà en 2022, le gouvernement promettait que les produits issus de la bioéconomie représentaient un potentiel de 120 milliards de dollars de chiffre d’affaire annuel. 

Se développer tout en maintenant la forêt intacte : sur le papier, la solution semble toute trouvée. Sauf que l’Amazonie, ce n’est pas la Silicon Valley et pour l’illustrer, le chercheur Augusto Lacerda commence par me donner un exemple historique. 

Quand Ford veut réussir là où tous ont échoué : l’épopée Fordlândia

Avant de devenir “le poumon de la planète” (un mythe que je déconstruisais la semaine dernière, retrouvez l’article ici), l’Amazonie a longtemps été considérée en Occident comme un enfer vert rétif à toute forme d’activité économique. 

Dans les années 1920, Ford, qui était alors l’homme le plus riche de son temps, a voulu relever le défi et prouver au monde qu’il réussirait là où tous avaient échoué. 

Considéré comme un entrepreneur de génie, il a révolutionné l’industrie automobile avec la rationalisation à l’extrême des processus de production. Il a fait bondir la productivité, baissé les coûts de production et fait d’un article de luxe un bien de grande consommation. 

En 1919, Ford ouvre une filiale au Brésil pour mener l’offensive sur un marché dominé par les producteurs européens. C’est un succès et l’entrepreneur fait vite face à un goulet d’étranglement : chaque véhicule possède 4 pneus et la demande en caoutchouc explose. 

À l’époque, le marché est dominé par l’Asie. L’Empire britannique a développé dans ses colonies une production intensive de caoutchouc. Le Brésil, d’où est originaire l’hévéa (l’arbre à caoutchouc) a longtemps été en position de monopole (1879-1912) mais il est désormais à la traîne face à la concurrence asiatique. 

Jeunes "serringueiros", des collecteurs de latex, au début du XXème siècle (c) IPHAN Jeunes "serringueiros", des collecteurs de latex, au début du XXème siècle (c) IPHAN

La raison est simple : personne n’a réussi à produire de manière intensive du caoutchouc en Amazonie. Quand on plante des hévéas les uns à côté des autres, un champignon se développe rapidement et dévaste les récoltes. 

Mais Ford a une vision : il sera le premier à réussir à produire du caoutchouc de qualité à grande échelle en Amazonie. Face au risque de voir Churchill couper l’accès au précieux caoutchouc, il veut sécuriser ses approvisionnements.

Il achète 10 000 km carrés de terres  le long du fleuve Tapajos, à 18 heures de bateau de la ville la plus proche, Santarem (pas très loin de la terre natale de Alessandra Korap Munduruku, la militante autochtone que j’étais allé interviewer le mois dernier, retrouvez l’article ici). 

Il voit de suite les choses en grand et crée une ville. Le nom est tout trouvé: ce sera Fordlandia, une utopie qui nait en 1928. Il investit 2 millions de dollars (31 millions de dollars actualisés) et envoie 2000 personnes commencer à planter des hévéas.

L’endroit reproduit, au milieu de la forêt, les rues d’une ville typique des Etats-Unis avec une place centrale, une rue commerçante et des maisons en enfilade. Il y a des écoles, des hôpitaux et même une chambre froide (un luxe dans les années 20, encore plus au milieu de la forêt amazonienne).

Fordlandia peu après sa construction (c) IphanFordlandia peu après sa construction (c) Iphan

En appliquant la recette à succès du fordisme et en rationalisant la production, il compte faire du Brésil un des acteurs majeurs du marché. Il fait appel à des agronomes spécialisés dans l’agriculture intensive nord-américaine.

Rien n’est laissé au hasard : les ouvriers viennent de la région mais les managers eux, sont des nord-américains déjà rompus aux méthodes révolutionnaires de l’Elon Musk de l’ère industrielle. 

Et comme le propriétaire de Tesla, une couche idéologique vient se greffer sur cette utopie entrepreneuriale. l’alcool est banni, le jardinage et la lecture de  poésie “encouragés”. Les journées sont marquées par le bruit des pointeuses et une sirène donne le rythme des journées des travailleurs. 

La reproduction de la recette à succès est poussée à son extrême : à la cantine, les employés se voient servir tous les jours du riz intégral, du porridge d’avoine et des pêches au sirop. Importés des Etats-Unis, tout comme les méthode de travail et de plantation. 

Ceci aura deux conséquences.

L’échec d’une stratégie top-down et d’une gouvernance verticale

Sur les ressources humaines d’abord. Empêchés de se détendre au bar en fin de journée, forcés à adopter un régime alimentaire nord-américain et à suivre un rythme de travail éreintant, les ouvriers se révoltent. Ils détruisent les installations électriques et les pointeuses aux cris de “le Brésil aux brésiliens, mort aux américains”, comme le rapporte dans son ouvrage Fordlandia l’historien nord-américain Grec Grandin.

De leur côté, les managers, sont victimes des maladies tropicales et certains frappés de dépression. La vie amazonienne ne correspond pas vraiment à leur rêve américain. 

Et puis, sur le plan opérationnel, la nature ne tarde pas à faire son oeuvre. Dans les plantations d’hévéas, la surreprésentation de l’espèce entraîne une prolifération de champignons qui se diffusent sans difficulté d’un arbre à un autre. Et empêchent la récolte de la précieuse sève d’atteindre les sommets attendus. 

À la fin de la seconde Guerre mondiale, avec la concurrence du caoutchouc synthétique et la force du caoutchouc asiatique, Ford doit rendre les armes. Il vend ses terres au gouvernement brésilien pour 244 200 dollars, bien loin des 20 millions engloutis dans son entreprise.

La ville et les entrepôts sont toujours debout, plus de 80 ans après leur abandon. (c) Camila Fialho  La ville et les entrepôts sont toujours debout, plus de 80 ans après leur abandon. (c) Camila Fialho

Les ruines de cette cité fantôme sont toujours visibles, habitées par quelques descendants des travailleurs et des migrants à la recherche d’un toit. Elles laissent un message clair : la gouvernance verticale, en Amazonie, ça ne marche pas.  

“s’il n’a pas réussi à entreprendre malgré toutes les ressources qu’il avait à disposition, il y a une raison : pour entreprendre en Amazonie, il faut échanger, consulter et faire des partenariats”. 

Méta-organisation et gouvernance horizontale : l’anti-Ford appliqué à la bioéconomie

L’objectif aujourd’hui n’est plus de produire du caoutchouc mais de préserver la forêt. Pour autant, l’approche de Ford demeure et beaucoup pensent toujours que l’Amazonie pourrait être “sauvée” depuis l’extérieur. 

José Augusto Lacerda Fernandes a coécrit avec Héloïse Berkowitz un chapitre du livre Une bioéconomie pour qui ?. Cet ouvrage académique collectif (non traduit) fait un état des lieux de cette nouvelle manière de penser l’entreprenariat. 

Avec la chercheuse en sciences de gestion du CNRS, ils se sont intéressés à une des solutions mises en place pour mettre fin à cette logique “top-down”, de la tête vers la base. 

Ils relèvent ainsi que pour bénéficier à plein du potentiel de transformation de la bioéconomie, “il faut de nouvelles stratégies et mécanismes de gouvernance, principalement en ce qui concerne l’articulation avec les populations traditionnelles impliquées dans le processus”. 

Pour illustrer leur propos, ils ont analysé l’exemple d’Origens Brasil. Ce réseau réunit des organisations très diverses : des associations et des coopératives de populations locales aussi bien que des grandes entreprises (comme carrefour et havaianas). 

Le QR code du label, qui permet d'assurer la traçabilité des produits (c) origens brasilLe QR code du label, qui permet d'assurer la traçabilité des produits (c) origens brasil

C’est une méta-organisation, c’est-à-dire une organisation composée de plusieurs organisations (comme l’ONU par exemple qui est une organisation composée d’autres organisations, les pays). 

Origens Brasil est un label regroupant 92 associations et 40 entreprises qui cherchent à favoriser une rémunération juste de produits faits localement dans le respect de la nature. Un QR code présent sur les produits finis garantit la traçabilité.  

Comme le professeur de l’UFPA me le raconte, “Ils ont mis le président de Wickbold (entreprise qui produit 20% du pain de mie au Brésil) à la même table qu’un chef autochtone pour négocier le prix de la noix du brésil (utilisée dans le pain). Une métaorganisation permet ce dialogue horizontal et une relation plus juste.”

Il poursuit : “Il existe des langages et des codes différents. Mais avec cette rencontre, le président de Wickbold peut comprendre que la noix du Brésil n’est pas plantée, elle est prélevée dans la forêt, ce qui explique par exemple la variation des prix dans l’année”. 

La collecte de la noix du brésil sur le territoire autochtone Caititu (c) Adriano GambariniLa collecte de la noix du brésil sur le territoire autochtone Caititu (c) Adriano Gambarini

Se comprendre et négocier un prix juste fondé sur le contexte de chacun et mettre en place une bioéconomie inclusive, cela demande du temps. 

“Je pense que cette contrepartie du temps est intéressante parce qu’elle est en contradiction avec l’urgence de la situation. On présente la bioéconomie comme une solution miracle qui va permettre de remédier au point de non retour”. 

(Le point de non retour c’est le moment à partir duquel la forêt aura été tant détruite qu’il ne sera plus possible de la préserver. J’en ai parlé la semaine dernière, cliquez ici pour retrouver l’article)

De fait la bioéconomie n’est pas une solution miracle. Par contre, la construction de solutions pensées sur le territoire avec les gens qui y vivent est une alternative pragmatique et efficace pour changer le cours des choses. Il est urgent de prendre du temps. Après le fordisme, l’amazonisme ?

La semaine prochaine : on continue notre exploration de la bioéconomie amazonienne.

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La guerre climatique - La vice-présidente de la COP 30, Ana Toni a déclaré dans une interview au Guardian le 18/03 que “le changement climatique est un accélérateur d’inégalités et de pauvreté, et nous savons que les conséquences de l’inégalité et de la pauvreté peuvent amener la guerre dans le futur”. Avant d’ajouter : “la lutte contre le changement climatique doit être considéré comme quelque chose qui va de paire avec les enjeux de sécurité de l’humanité”. Et c’est parti pour le réarmement climatique.

Tout-à-l’égout - Pour la première fois depuis sa création, il y a près de 400 ans, le mythique Ver-o-peso, plus grand marché à ciel ouvert d’Amérique latine et carte postale de la ville, va être doté d’un tout-à-l’égout. Le reste de la population, dont 80% n’a pas accès au tout-à-l’égout, devra attendre l’après-COP.

Manas sort au cinéma aujourd’hui (mercredi 26 mars). Ce film brésilien réalisé par Marianna Brennand raconte l’histoire de Marcielle, 13 ans, qui vit sur l’île de Marajo (l’endroit où était tourné le clip envoyé la semaine dernière).

Elle grandit avec des rêves d’émancipation, inspirée par le départ de sa sœur aînée ; mais, sur les barges le long de la rivière, ses illusions commencent à s'effondrer, révélant un monde d'exploitation et d'abus qui gangrènent sa communauté. Elle est déterminée à se protéger et à accéder à un avenir meilleur…

Et vous pouvez toujours aller écouter la playlist Station Amazonie pour découvrir les chansons qui font danser la ville. Au menu : technobrega, carimbo (le rythme régional), brega (la mère de la technobrega), guitarrada (un type de lambada amazonienne) pop, rap… Il y en a pour tous les goûts! C’est laquelle votre préférée ?

Votre retour est primordial ! n’hésitez pas à me dire ce que vous pensez de Station Amazonie en répondant à ce mail.

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Station Amazonie

Par Hugo Kloëckner

La première fois que je suis allé en Amazonie, je rêvais d’aventure. J’avais été biberonné au Marsupilami et aux documentaires. Je suis tombé de haut.

Cette chute, je l’ai tant aimée, que je suis resté en Amazonie. Je suis basé à Belém depuis cinq ans. Station Amazonie est le prolongement de ce projet de vie.

Diplômé d’HEC, passé par le conseil et le monde de l’entreprise, je suis aujourd’hui indépendant et travaille comme consultant et interprète.


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