Dans la jungle urbaine de Belém

Bom dia! Pour cette première édition, direction Belém. Avec Jean Silva, un activiste climatique, nous allons découvrir à quoi ressemble une ville amazonienne, comment on y vit et ce qu’il s’y prépare pour la COP.

Station Amazonie
6 min ⋅ 19/02/2025

Station Amazonie est une newsletter pour les fatigués de l’abstraction qui veulent comprendre ce qui se cache derrière cette forêt dont on parle tant.

Belém, vue depuis la baie du Guajara (c) Archive personnelleBelém, vue depuis la baie du Guajara (c) Archive personnelle

Contexte : 

  • En Amazonie brésilienne 3 personnes sur 4 habitent en ville

  • À Belém, plus de 50% de la population vit dans des zones précaires et inondables 

  • Belém sera la deuxième ville la plus chaude du monde en 2050  

En fin de mail, retrouvez nos deux rubriques : le climat de la COP et la reco amazônique
(aujourd’hui : la playlist des musiques qui font danser Belém)

“Souvent, les gens d’ici ne se sentent pas amazoniens parce qu’ils n’habitent pas dans la forêt”

Jean Silva me reçoit au Gueto Hub, un centre culturel qu’il a créé dans le quartier populaire du Jurunas, à Belém.

Jean Silva , 30 ans, dans la bibliothèque de quartier qu'il a créé  © Dany Neves pour Station AmazonieJean Silva , 30 ans, dans la bibliothèque de quartier qu'il a créé © Dany Neves pour Station Amazonie

C’est un fait méconnu : selon l’IBGE (l’INSEE brésilien) 73% des habitants d’Amazonie brésilienne sont des urbains. Quasiment la même proportion que la France où 81% de la population est citadine. 

Pourtant, la forêt n’est pas loin. À quelques centaines de mètres seulement s’étend le Guama, un des affluents de l’Amazone. De l’autre côté de la rive, on aperçoit des arbres à perte de vue. 

Urbaine et amazonienne : Belém bouscule les imaginaires 

“Aujourd’hui, je me sens amazonien, mais c’est récent”. Comme si être urbain et amazonien n’allait pas forcément de soi. Les bruits de klaxons, les grattes-ciels et les ordures qui cuisent au soleil dessinent un univers sonore, visuel et olfactif différent de celui qu’on attend. 

Mais les villes d’ici ne ressemblent ni à Paris ni à Pékin : elles sont entourées de forêt et d’eau. Belém, comme Venise ou Chamonix, vit au rythme de son environnement.  

Pour Jean, c’est très clair: “Nous qui sommes de la ville, nous sommes aussi de la forêt. Tous ceux qui vivent ici, d’une manière ou d’une autre, dépendent des alentours et des îles, de la farine de manioc et de l’açai qui viennent de la forêt.”

La municipalité de 1,3 millions d’habitants intègre, outre le territoire continental, un archipel de 42 îles couvertes par une végétation dense. Nuit et jour des bateaux font la navette pour approvisionner les citadins. 

Vue satellite de la ville (c) Google image, Landsat - CopernicusVue satellite de la ville (c) Google image, Landsat - Copernicus

Ce ballet ne date pas d’hier. Au croisement du Guama et de la baie du Guajara, ce port naturel est fréquenté depuis des millénaires par les populations indigènes de la région. Bien avant la fondation officielle de la ville en 1616 par les portugais. 

Du fleuve arrivent des marchandises mais aussi des gens. La population belemense est d’abord issue des peuples de la forêt, comme on les appelle ici : indigènes, quilombolas (communautés d’afro-descendants) et ribeirinhos (communautés créoles qui vivent sur les rives des fleuves). 

Ce n’est que dans les années 60 que la construction de routes permet l’arrivée de migrants nationaux et internationaux par la terre.  

Avec l’exode rural, la ville se développe le long du fleuve

Joana, la grand-mère de Jean est arrivée en bateau dans les années 40 du Marajo, une archipel grande comme la Suisse localisée à 100 km de la capitale de l’État du Para. Avec son mari et ses six enfants, “elle pensait que venir à Belém, c’était pouvoir changer de vie”. 

Promesse de modernité, la ville a même été un temps l’une des plus riches du monde. Avec le boom du caoutchouc à la Belle-Époque (fin 19ème - début 20ème), les grandes familles dépensent les fortunes générées par leur rente de monopole (l’Amazonie est alors le seul producteur mondial de latex) pour construire le Paris des tropiques

Malgré la ruine après la crise du caoutchouc (désormais produit à grande échelle en Asie), Belém reste un pôle économique qui attire les populations rurales. Elles arrivent par voie fluviale et s’installent sur les terres inondables laissées en friche.Dans la Vila da Barca, une baixada (favela) un peu plus au nord de la ville, on trouve encore beaucoup de maisons sur piloti. (c) Celso Abreu Dans la Vila da Barca, une baixada (favela) un peu plus au nord de la ville, on trouve encore beaucoup de maisons sur piloti. (c) Celso Abreu

“L’endroit était inhabitable, alors ils ont fait des palafitas (maisons sur pilotis) reliées les unes aux autres par des ponts”, nous raconte Jean. 

Cette occupation informelle des sols est une stratégie d’adaptation aux conditions géographiques. Mais c’est aussi un réflexe culturel : partout dans la région, les fleuves sont bordés de ces maisons sur pilotis. 

Au total, 57% de la population de la ville vit dans des zones urbaines précaires, selon l’IBGE. Ici, on ne les appelle pas des favelas, mais des baixadas, ou basses terres. La réalité sociale est la même mais la réalité géographique est différente. L’une est construite en hauteur et l’autre au bord du fleuve, sur des zones inondables.  

C’est comme ça que s’est construit le Jurunas, le quartier où Jean et sa famille habitent jusqu’à aujourd’hui. Le Jurunas s’est développé, des maisons en dur sont apparues et ont peu à peu remplacé les pilotis. La partie nord, collée au quartier chic de Batista Campos, se verticalise. Des immenses tours surgissent, faisant grimper artificiellement le prix du mètre carré.

Mais sur la rive du fleuve, les habitats précaires demeurent et les baixadas continuent de s’étendre le long de cette frontière naturelle.

Bibliothèque, galerie d’art, centre de formation et coworking : le Gueto Hub est devenu une institution © Dany Neves pour Station AmazonieBibliothèque, galerie d’art, centre de formation et coworking : le Gueto Hub est devenu une institution © Dany Neves pour Station Amazonie

Les conditions de vie dans les baixadas sont précaires 

Belém a mauvaise réputation. Quand le président Lula a proposé qu’elle accueille la COP, beaucoup, au Brésil, ont grincé des dents. 

Manque d’infrastructures, insalubrité, insécurité. Le chef d’État lui-même a déclaré lors de sa visite le jeudi 13 février : “Nous allons faire la COP ici. Ce n'est pas un problème que Belém soit comme elle est. [...] Ils (les étrangers, ndlr) vont voir comment on vit ici.”

Deux hérons, une espèce omniprésente dans la ville, survolent le canal qui traverse le Jurunas © Dany Neves pour Station AmazonieDeux hérons, une espèce omniprésente dans la ville, survolent le canal qui traverse le Jurunas © Dany Neves pour Station Amazonie

Le canal qui passe devant le Gueto Hub est un égout à ciel ouvert. Des déchets flottent à la surface et à la saison des pluies, il déborde. Dans les années 50, la grand-mère de Jean lavait les habits de la famille dans ce canal qui était alors encore un ruisseau. Les habitants y pêchaient jusque dans les années 2000.

Quand il fonde le centre en 2019, Jean veut pallier à l’absence d’espace culturel. Il souhaite également renouer avec la forte tradition de mobilisation communautaire du quartier. C’est elle qui a permis d’obtenir au fil des ans l’arrivée de l’électricité, d’écoles et de postes de soins. 

Jean do Gueto, comme il s’appelle sur les réseaux sociaux, lance en 2022 avec des artistes locaux Igarapé da Paz, ruisseau de la paix. Le projet d’exposition en plein air, le long du canal, raconte son histoire et dénonce son état. 

Absence de système de traitement des eaux usées, de collecte des déchets, inondations : ils veulent se le ré-approprier. Au début, leur démarche est essentiellement locale et sociale.  

Fresque du projet Igrapé da Paz. Le quartier porte le nom des Jurunas,  “bouches noires” en tupi-guarani, l’un des peuples qui habitaient la région au moment de la colonisation.  © Josue OliveiraFresque du projet Igrapé da Paz. Le quartier porte le nom des Jurunas, “bouches noires” en tupi-guarani, l’un des peuples qui habitaient la région au moment de la colonisation. © Josue Oliveira

De militant culturel à activiste du climat

“On ne comprenait pas que parler de tout-à-l’égout et de la mémoire d’un cours d’eau qui a déjà été une rivière naturelle, c’était parler du climat. La justice climatique, l’adaptation, on ne savait pas ce que c’était”.

Des militants du climat les sensibilisent et ils prennent conscience que les baixadas sont directement impactées par ce qui leur paraissait jusque là lointain et abstrait : le changement climatique.  

Les pluies sont désormais plus violentes et imprévisibles. L’imperméabilisation des sols et l’obstruction du lit des rivières provoquent des inondations. Les eaux non traitées et la pollution favorisent les maladies.

Rue de Belém inondée, en novembre 2023 (c) Irene Almeida Rue de Belém inondée, en novembre 2023 (c) Irene Almeida

En même temps que ces notions, ils découvrent aussi la frustration de ces militants de retour de Glasgow, où la COP a eu lieu en 2021. Ils se sentent mis de côté et pas écoutés. 

“Ça nous a indignés et j’ai dit : plutôt que d’aller à une COP, on va faire notre propre COP.” C’est comme ça qu’est née la COP des baixadas, une coalition d’associations locales qui organise des évènements pour éduquer au changement climatique.

En 2022 a lieu le premier évènement et quelques mois après, Jean est invité à la COP du Caire (Égypte). Il participera aux deux suivantes, à Dubaï (Émirats arabes unis) en 2023 et à Baku (Azerbaïdjan) en 2024. 

3 COP à la suite lui permettent de confirmer ce qu’on lui avait raconté : accueillir l’évènement n’est pas forcément une bonne nouvelle pour la population locale. Opposants réduits au silence, maquillage urbain et greenwashing : “parfois, ce qui vient de l'extérieur arrive comme un tracteur”, comme il le décrit à son retour du Caire.

Les associations de la COP das baixadas réunies pour définir leur stratégie pour la COP30  © Hugo ChavesLes associations de la COP das baixadas réunies pour définir leur stratégie pour la COP30 © Hugo Chaves

La Zone jaune : un pied dans la porte de la COP

Lorsque l’Organisation des Nations Unis (ONU) confirme en décembre 2023 que Belém accueillera l’évènement en 2025, leur projet prend une autre dimension. 

Au même moment, une étude révèle que la ville sera en 2050 la deuxième plus chaude du monde, juste devant Dubaï (Carbon Plan et du Washington Post). Elle accumulera alors 222 jours par an au dessus de 32 degrés, contre 50 en 2000.

La COP des baixadas était en train d’articuler un mouvement éducatif sur 10 ans, mais avec la COP30 de Belém, on a dû appuyer sur l’accélérateur”.

Pour profiter des quinze minutes de célébrité que la ville va connaître pendant 10 jours en novembre, ils ont créé un nouveau concept : la Zone jaune (Yellow Zone).

Affiche d'un évènement pour lancer la zone jaune du Jurunas, en septembre 2024 (c) Ian FerreiraAffiche d'un évènement pour lancer la zone jaune du Jurunas, en septembre 2024 (c) Ian Ferreira

Les COP sont traditionnellement divisées en zone bleue (blue zone), réservée aux décideurs politiques et en zone verte (green zone), réservée aux sponsors et à la société civile accréditée. 

En marge des bâtiments officiels, la Zone jaune sera répartie dans des lieux clés de la vie locale (comme le Gueto Hub), à la manière du off du festival d’Avignon. Le motif est à la fois simple et ambitieux : décentrer les discours et contribuer à la construction des politiques environnementales.

Alors que notre entretien touche à sa fin, Jean ajoute : “Pour moi, être amazonien, c’est avoir une singularité, personnelle et collective. Je pense que c’est le Gueto Hub et la COP das Baixadas qui font de moi un amazonien, parce que je participe à une lutte collective.”

Le défi à court terme est grand : faire entendre leur voix et accueillir les militants du monde entier. Dans les mois qui viennent, nous irons prendre de leurs nouvelles pour découvrir la forme que cette lutte prendra.

La semaine prochaine : alors que les autorités promettent que tout sera prêt pour accueillir le monde, une coalition d’organisations indigènes menace de bloquer la COP.

Le président de la COP, André Corrêa do Lago, fait l’unanimité. Côté climat, on se réjouit de la nomination d’un diplomate respecté et fin connaisseur du dossier. Côté agro-business, on fête la non nomination de Marina Silva, ministre de l’environnement et championne de la lutte contre la déforestation. Un gage de la capacité du médiateur à mettre tout le monde autour de la table.

Fore, meu amor, fore. Le mercredi 12 février, avant sa visite à Belém, le président brésilien s’est rendu à Macapa, à 330 km au Nord de la ville. Un des objectifs du voyage : promouvoir un grand projet de forage pétrolier dans l’embouchure de l’Amazone. Et mettre la pression sur les agences fédérales pour entériner le projet avant la COP. Sinon, la pression internationale pourrait compliquer son exécution.

Le lobby de l’agro-business organise sa propre COP. Elle aura lieu en octobre, à Maraba (à 500 km de Belém). Au menu : sortir de “l’esclavage environnemental” selon les mots d’un des organisateurs. Donald Trump a déjà été convié. 

Native du Jurunas, Gaby Amarantos est la chanteuse de technobrega la plus connue du Brésil.

Née dans les années 90 à Belém, la technobrega est une musique électronique qui mélange rythmes régionaux et internationaux.

Je vous ai préparé une playlist pour découvrir les chansons qui font danser la ville. Au menu : technobrega, carimbo (le rythme régional), brega (la mère de la technobrega), guitarrada (un type de lambada amazonienne) pop, rap… Il y en a pour tous les goûts! C’est laquelle votre préférée ?

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Station Amazonie

Par Hugo Kloëckner

La première fois que je suis allé en Amazonie, je rêvais d’aventure. J’avais été biberonné au Marsupilami et aux documentaires. Je suis tombé de haut.

Cette chute, je l’ai tant aimée, que je suis resté en Amazonie. Je suis basé à Belém depuis cinq ans. Station Amazonie est le prolongement de ce projet de vie.

Diplômé d’HEC, passé par le conseil et le monde de l’entreprise, je suis aujourd’hui indépendant et travaille comme consultant et interprète.


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